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Le
texte qui suit est la retranscription (à partir de bandes
enregistrées) de la conférence de clôture d'Éric
Mechoulan. |
Je
commencerai en revenant sur ce que désignait au tout début André
Gaudreault de l'intermédialité. Il la mettait en parallèle,
rapidement, avec intertextualité, interactivité,
interdisciplinarité, etc. Toutes ces analogies sont en fait un peu
moins je pense que des analogies: elles servent plutôt à indiquer
comment on a formé le terme, plus que ce qu'il recouvre. Ce qu'il
recouvre, je ne suis pas sûr de l'avoir découvert pendant ce
colloque, mais au moins il me semble avoir repéré trois tendances
principales qui pouvaient regrouper la plupart des communications qui
ont eu lieu.
Pour
aller du plus réduit au plus large, il y a l'intermédialité comme
un métissage de médias d'ores et déjà différenciés voire, si
l'on rabat les médias sur les arts, une hybridation des pratiques
artistiques. Deuxième tendance, déjà un petit peu plus vaste que
celle-là et qui engage un autre type de méthode, de regard, dans la
mesure où c'est un propos plus historique: l'intermédialité serait
un ensemble de codes médiatiques dont un média doit toujours se
dégager afin de parvenir à son autonomie. Cela peut se faire selon
une sorte de principe de gestion, soit de gestion d'une crise, soit de
gestion de cette part irrémédiable que semble avoir nécessairement
l'intermédialité au tout début d'un médium, ou bien selon un
principe de biologie - le conférencier précédent en avait
également touché un mot et je crois que je suis tout à fait
d'accord avec ses remarques -. Enfin, troisième point,
l'intermédialité, - et là de manière beaucoup beaucoup plus vaste
- comme - si l'on veut le dire de manière compliquée -: un contexte
actif d'agencements symboliques, qu'ils reposent sur des
matérialités ou des relations. Si on veut le dire de manière
beaucoup plus simple, je pense qu'on peut simplement dire: ce qui
traite des médias comme des milieux. "Milieu" étant,
étymologiquement, un des sens de "médium", évidemment.
Donc, trois tendances, qui me semblent à peu près balayer ce qui a
été produit à l'intérieur de ce colloque.
Un
problème que je vois déjà, c'est de savoir vraiment ce que
"inter" ajoute à "média", ou aux
"médias", ou à la "médialité". On peut quand
même se demander s'il n'y a pas là une étrange redondance, puisque
si "média" renvoie à une idée de relation, de
transmission, quelle qu'elle soit, entre ceci et cela - peu importe -,
l'"intermédia", manifestement - et le mot a été dit ce
matin - est l'"entre" de l'"entre". Alors déjà
qu'on avait un "entre", si on en a deux maintenant,
qu'est-ce qu'on va en faire, exactement?
C'est
pour ça que j'avais mis une petite - je sais pas s'il y en a encore
[la diapositive]; non, ça marche plus, bon, c'est pas très grave -
bon, donc vous avez pu voir que j'avais essayé de jouer sur l'entre
deux écrans avec un dessin d'une lettre illisible de Bernard
Réquichot.
Donc,
je disais que le problème que nous avons avec cet "entre"
de l'"entre" est de savoir si "médialité" ne
suffirait pas. Pourquoi avoir en plus l'intermédialité puisque
médialité suppose déjà ce qui est d'un "entre", d'une
relation, etc. Donc si nous supposons qu'il nous faille cet
"inter"-là, à quoi peut-il nous servir?
L'"entre" - là aussi ça a été évoqué, parfois -
l'"entre", c'est, manifestement, ce qui partage; et
"partager", il faut l'entendre au double sens de ce qui
sépare, de ce qui disjoint, de ce qui délimite, mais aussi de ce qui
unit, de ce qui noue, de ce qui met en commun. Autrement dit, d'un
côté, on a la détermination d'une sphère; de l'autre, on a le
dessin d'un carrefour. L'un suppose une totalisation visible, voire
une habitation sédentaire; l'autre requiert des voyages vécus, des
déplacements réglés de nomades.
Dans
une certaine mesure - et toujours pour filer mes deux mouvements-
l'un, si on y cherchait une figure autre que la sphère pourrait être
celle de l'arbre - là aussi souvent évoqué -. Par contre, du
côté de ce qui unit, noue ou met en commun, évidemment, c'est
plutôt l'image du réseau. Et réseau et arbre, s'il faut penser les
deux de concert, s'il faut essayer d'unir les deux pour bien saisir ce
que "entre" veut dire, il me semble que, si on veut penser
le réseau avec l'arbre qui à la fois y trouve sa source, sa
nourriture et son élan, nécessairement doit nous amener à une
notion que j'ai trouvée tout à fait intéressante à l'intérieur du
colloque qui est celle d'"humus".
L'humus,
vous savez bien sûr que - en fait, si j'avais eu le temps, nous
serions passés par un paragraphe d' Etre et temps - qui est en
fait une des rares légendes à l'intérieur de l'Etre et temps -
qui à part ça est plutôt barbant -, mais là on a un petit passage
où, à l'intérieur du moment où Heidegger s'occupe du souci, il met
en scène justement une vieille histoire à propos de l'humus de
l'homme et du souci qui prend soin de l'homme en tant qu'humus, etc.
Mais laissons ça de côté, comme personne en a parlé dans notre
colloque, je ne pouvais pas vraiment en parler moi-même, donc je vous
signale la référence au passage, mais en tous cas, cet humus, je
voudrais en garder aussi l'idée de nourriture.
Nous
avons déjà vu, peut-être, combien certains médias étaient
anthropophages, qu'ils dévoraient les autres, se nourrissaient des
autres médias, qu'ils prenaient dans cet humus de quoi fourbir leurs
propres élans. Mais aussi, si nourriture il y a, il y a digestion,
terme qui est aussi apparu à certains moments. Or je voudrais quand
même aussi rappeler au passage que la digestion, pour la rhétorique
classique, ça veut dire quelque chose de bien précis, la digestio,
c'est la possibilité de distribuer une idée en particuliers. C'est
un principe de distribution et de répartition. En ce sens-là, s'il
fallait essayer de penser l'intermédialité dans cet horizon de
l'humus, de cette nourriture, de cette digestion au sens rhétorique
du terme, il faudrait la concevoir à ce moment-là comme une idée
des singularités médiatiques. Comme une idée qui se distribue dans
ces singularités.
Une
autre intervention, plutôt que le Heidegger de Sein und Zeit,
nous a parlé d'un autre Heidegger. Je vais en reprendre l'exemple,
parce qu'il me semble tout à fait probant. On parlait de ce passage
où Heidegger montre comment un pont, loin d'unir simplement deux
rives, produit les rives comme rives. De la même manière, on
pourrait dire que l'"inter", l'"entre", fabrique
les médias comme médias. Il permet, non de voir les rives, de voir
les médias, mais de lire les rives comme rives, de lire les médias
comme médias. Média et médialité à ce moment-là auraient affaire
au visible; et intermédialité, on pourrait le réserver pour le
lisible. Mais alors est-ce rester dans l'ordre simplement du livre, de
l'écrit - problème qu'on a aussi abordé -, est-ce sacrifier les
vertus de l'image, les puissances du son à l'hégémonie de
l'écriture? Plutôt que de répondre tout de suite à cette question,
en fait, je voudrais passer par cinq perplexités qui ont été les
miennes durant ce colloque et tâcher de voir un peu comment on peut
peut-être y répondre.
Première
perplexité: si je clique (je cite; personnellement, j'aurais jamais
osé utiliser ce terme-là, mais puisqu'on l'a fait, autant en
profiter), donc si je clique sur des mots comme "ludique",
j'ai cru comprendre, à ma stupéfaction totale, que ces mots
semblaient tout à fait réservés aux nouveaux médias. Quelqu'un a
même dit que cela en indexait le genre. Ou si on clique sur un autre
terme: "interactif", de la même façon, on a l'impression
que l'interactivité, qui, par définition, doit être ludique - je
sais pas trop pourquoi, mais, a priori, ça semble marcher comme ça
-, ça aussi c'est réservé à des nouveaux médias. Alors, pour un
littéraire comme moi, si la lecture des oeuvres littéraires n'est ni
interactive ni ludique, je ne sais pas ce qu'elle est. Et je ne sais
vraiment pas pourquoi j'ai été professeur de littérature.
Cela
dit, ça ne veut pas dire pour autant que ces oeuvres littéraires
sont aussi évidentes que certains semblent le croire. L'idée, par
exemple, qu'il faille oublier, effacer le support pour pouvoir y lire
un contenu ou prendre plaisir à une fiction me semble absolument
pertinente, même s'il ne faut pas prendre cela comme un mécanisme
automatique et définitif, évidemment, mais plus largement, en fait,
ça touche à toute constitution de signe. Le signe renvoie à
lui-même comme signe en même temps qu'il renvoie à quelque chose.
Il faut oublier l'opacité du signe pour pouvoir faire référence
mais ça n'évite jamais de pouvoir revenir à cette opacité-là.
C'est la constitution également de tout déictique, le
"je", le "vous", le "tu", le
"ici", le "maintenant" sont à la fois opaques et
transparents; ils changent au fur et à mesure des événements
allégués.
Cela
touche même le rapport, si l'on veut, entre imagination et
représentation qui s'est posé à un moment. On pourrait très bien
dire que la représentation suppose l'oubli de l'image alors que
l'image requiert la lecture de la représentation. Ou le témoignage,
pour citer quelqu'un qui avançait l'idée que le témoin était
toujours témoin de quelque chose en même temps qu'il était témoin
de son propre corps. On a là exactement le même type de figure, et
c'est un type de figure extrêmement général. Donc, l'idée ne pose
pas problème. Mais peut-on en déduire, ou en induire plutôt, que,
d'un côté, le support multimédia impose, de par ses manipulations
physiques, une difficulté à oublier le médium et, d'autre part, que
le support d'un texte imprimé lui permettrait de s'oublier
facilement. Il me semble qu'une quelconque investigation, même
rapide, dans une bonne histoire de la lecture prouve amplement le
contraire. Le médium livre est rien moins qu'évident. Il l'est
certainement pour nous qui le manipulons quotidiennement, mais, pour
une bonne majorité de la population du globe et probablement une
bonne partie des personnes dans la société occidentale, le livre
n'est pas du tout quelque chose qui se manipule facilement et qui
s'oublie facilement. Bien. Ça c'était juste une petite chose, mais
je crois qu'il ne faut pas oublier ce genre de petit phénomène. Un
livre est aussi compliqué qu'une souris.
Deuxième
perplexité, qui touche la notion d'auteur, qui a semblé tout à coup
éminemment problématique dans la mesure, semble-t-il, où le public,
le spectateur, le récepteur paraissaient prendre de plus en plus de
place aux dépens de ce qu'on appelait traditionnellement un auteur.
Il me semble que la discussion soulève là par excellence un faux
problème magnifique, dans la mesure où c'est d'abord confondre
auteur et personne privée, personne physique. Ce qui est en question,
évidemment, ce n'est jamais ça; c'est une fonction-auteur, comme le
disait déjà Foucault il y a bien longtemps. Et que cette personne,
cette fonction-auteur, soit réceptrice ou productrice ne compte
absolument pas. Ce qui compte, c'est sa fonction qui détermine si
c'est un auteur ou pas. Ce qui est intéressant, c'est que, en fait,
ça permet de comprendre pourquoi ce genre de problème arrive sans
doute.
Foucault
indique, dans ce petit texte Qu'est-ce qu'un auteur?, comment
littérature et science se sont en quelque sorte croisées ou ont
échangé leurs rôles du point de vue de la fonction auteur. Autant,
pour les oeuvres littéraires au Moyen Age, il n'est pas question
d'être autre chose qu'anonyme: c'est la voix de la tradition qui est
en train de parler; autant, pour les sciences, il est nécessaire
d'avoir une autorité qui énonce, ou sur laquelle on puisse
s'appuyer, pour énoncer ce qu'on est en train de faire: Galien a dit,
Hippocrate a dit, Aristote a dit, Ptolémée a dit, etc. Au contraire,
à partir des XVIIe-XVIIIe siècles, faire de la littérature implique
l'idée de se faire un nom et, par contre, du point de vue
scientifique, il y a, sous cette idée de progrès d'une communauté
scientifique en général, un effacement des auteurs, ou on leur donne
quelques petits théorèmes ici ou là, ou quelques expériences
fétiches, mais ça ne conduit pas à une fonction-auteur au sens
strict du terme.
Ce
qui se joue aujourd'hui, non seulement sous la forme de la
littérature et de la science, mais peut-être plus généralement des
arts et des technologies, c'est un rapprochement des deux et non plus
un échange; non plus un beau chiasme, mais un rapprochement tel que
auteur, cette fonction-auteur semble tout à coup jouer aussi bien,
peut-être de manière plus délicate, aussi mal, du côté
technologique que du côté littérature ou art en général. Et
l'auteur, à la fois semble se diluer et prendre des formes qui,
peut-être pour le moment sont relativement évanescentes, mais qui me
paraissent dues justement à ce pliage de ce qui, jusque-là, avait
été précisément séparé. Et c'est peut-être d'être dans ce
repli nouveau de la fonction-auteur qu'elle nous semble tout à coup
difficile à comprendre et difficile à suivre dans ses linéaments.
L'intermédialité,
à ce moment-là, devrait aussi concerner tout ce qui est
l'"entre" des arts et des techniques; tout ce milieu où se
joue en quelque sorte justement ce repli-là. Non seulement des
techniques récentes comme vidéo et internet, mais aussi des
techniques fondamentales, des technologies fondamentales que sont, on
les a évoquées parfois, le regard ou la mémoire ou la rumeur. Il y
a là des enjeux qui sont aussi, me semble-t-il, de l'ordre de ce qui
devrait nous intéresser si on voulait faire de l'intermédialité. La
mémoire collective est un - on a parlé à un moment de
Leroi-Gourhan; c'est quand même un des grands acquis que
Leroi-Gourhan essaie de mettre de l'avant que le principal,
probablement la plus grande révolution qu'il y ait eue dans le
passage par le "qui", etc., l'hominisation, c'est d'avoir
réussi à se constituer un appareil de mémoire, mais pas de mémoire
interne, intérieure, privée, mais un appareil de mémoire
collective. La mémoire elle est dehors; elle est pas dedans. C'est
ça qui façonne beaucoup de choses.
De
même, tout ce qu'on a regroupé un peu sous la notion de
présupposition, en se servant éventuellement de Ducrot et de
Berrendoner, me semble aller exactement dans ce sens-là. Je vous
rappelle que, pour Ducrot, toute la topique suppose des garants
d'enchaînement, mais ces garants d'enchaînement, c'est justement
toujours un troisième terme, quelque chose qui vient entre deux
termes pour valider le passage d'un terme à un autre. Et ces jeux de
présupposition, ils se font justement dans ces réseaux de mémoire
collective.
Troisième
point de perplexité: les objets d'analyse. Bien sûr, les médias
traditionnels ont été fort présents, certaines pratiques
artistiques aussi, mais j'ai été quand même un peu surpris, parce
que j'avoue que je m'attendais à voir débarquer toute une flopée de
savants ès Internet ou ès cédérom ou jeux vidéos,
etc. On en a eu quelques-uns, et en général cela s'avérait toujours
fort intéressant, mais relativement peu au bout du compte. Et en
particulier des petites pratiques: une bonne analyse du zapping ou du chat
ou de ce que l'on a appelé - j'avais l'impression parfois, enfin
j'arrivais mal à discerner ce qu'on mettait sous ce terme tellement
ça semblait recouvrir beaucoup de chose - la mobilité. Tout devenait
mobile.
Mais
qu'est-ce que ça veut dire exactement, la mobilité? Qu'est-ce qu'on
pense sous ce terme-là? Ce genre de choses n'a pas constitué
vraiment des objets d'analyse à part entière. La mobilité, par
exemple, et surtout si l'on parle d'autoroutes de la communication,
comment ne pas les mettre en relation avec les autoroutes où
circulent des vraies voitures? Qu'est-ce que c'est qu'une voiture?
Est-ce que ce n'est pas aussi un médium, voire un média? On a vu un
tableau de Matisse à l'instant par où on voyait très bien que la
voiture était, justement, pensée comme un médium, peinte comme un
médium. Ce genre de chose doit aussi faire fonction d'objet à
l'intérieur des analyses. Comment parler du flux de la télévision,
des migrations d'images, sans les penser en rapport avec, par exemple,
les flux migratoires obligés de certaines populations?
Le
chat qui, quand même, est un phénomène tout à fait
intéressant, surtout pour un historien de la littérature comme moi,
qui s'occupe beaucoup plus de choses qui tiennent du XVIIe siècle -
aux XVIIe et XVIIIe siècles, la littérature en fait se constitue
sans doute dans les livres, mais beaucoup dans les salons,
énormément avec les conversations. Sans les conversations et les
potins - très importants, les potins - il n'y aurait pas de
littérature française. C'est un grand critique, Marc Fumaroli, qui
avait cette magnifique image disant que la conversation était la
basse continue de la littérature. C'est exactement ce genre de propos
dont il faut relever un petit peu la chose et voir en quoi le chat
et la conversation ont affaire ou n'ont pas affaire. Comment ça se
pense? Comment ça se formule? Quels en sont les véhicules, etc.
Évidemment,
ça paraît être des choses relativement triviales, mais penser
l'outil, l'instrumentation, relève aussi, me semble-t-il, de cette
intermédialité. Même quelque chose - à un moment on parlait de la
télévision et de l'attention, voire de l'inattention nécessaire
qu'on avait face à la télévision. Il nous manque largement une
bonne phénoménologie de l'inattention. C'est un phénomène
fascinant, l'inattention. Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire,
quel type d'expérience physique, mentale, implique le fait d'être
inattentif?
Donc
trivial, disais-je. Trivial, oui, mais dans trivial vous reconnaissez
quand même le fait qu'il y a un carrefour, on est à trois voies, que
la trivialité renvoie tout aussi bien à cette organisation majeure
du savoir médiéval qu'était le trivium, les arts du langage:
grammaire, rhétorique, dialectique. Au point que, quelqu'un comme
Pierre Lévy a essayé récemment dans un cahier de médiologie de
construire à partir du trivium médiéval, une nouvelle
organisation du savoir tenant compte justement de l'importance des
médias. Donc trivial, oui, mais ces objets triviaux ou ces
expériences triviales me semblent être peut-être au coeur même du
propos de l'intermédialité.
Quatrième
perplexité: les références. J'ai essayé d'être un petit peu
attentif à quel type d'auteur on renvoyait, quelles étaient les
autorités en la matière. Qui venait de l'avant? Alors, hormis les
références - je dirais - spécialisées: le sémioticien va aller
chercher son petit Greimas, sa parfaite Kristeva, le pragmaticien va
aller chercher quelqu'un d'autre, etc.; chacun a son secteur entendu.
Mais, dans les références qui circulaient dans une bonne partie des
communications, finalement, je n'ai guère trouvé - à ma surprise,
je pensais qu'il y en aurait plus - je n'ai guère trouvé que deux
références communes. Alors, évidemment, moi, j'attendais un petit
peu des gens comme Baudrillard ou comme Virilio.
Manifestement,
je dois être complètement passé de mode, parce que (!) vide total.
Donc, rien sur eux. J'attendais - et là je suis quand même plus
surpris - au moins mention ou discussion des thèses de Régis Debray.
Manifestement, de l'intermédiatique à la médiologie, un abîme
semble séparer les individus qui font les uns et ceux qui font les
autres. Rien. Alors il y avait comme ça des attentes, manifestement
qui ont été déçues, et des surprises: j'attendais vraiment pas les
deux personnes qui sont venues en tête de liste - là je vous fais
languir un petit peu pour que vous vous disiez "mais qui ça peut
bien être ?". Normalement, vous devriez le savoir, mais bon.
Donc
en tête, je l'annonce, a gagné largement Walter Benjamin et, second,
mais de peu derrière, d'une courte encolure, Deleuze. Manifestement,
ce sont les deux références majeures qui permettent à la plupart
d'entre vous de circuler dans vos objets d'analyse avec le poids, la
pesanteur, que donnent ces philosophies éminentes. Ce qui me paraît
quand même assez curieux, au moins pour moi, - mais alors j'ai
peut-être mal lu et Benjamin et Deleuze -, mais pour moi ce sont par
excellence deux pensées de l'immédiateté. Sûrement pas de la
médiation. S'il y a quelqu'un qui est bien farouchement contre la
médiation, c'est bien Deleuze. S'il y a quelqu'un qui se méfie, ô
combien, des médiations, c'est bien Benjamin. Ça ne veut pas dire
qu'ils sont aveugles aux dispositifs de médiation; ils les
décrivent, ils les observent, ils les analysent au besoin, mais
l'enjeu - à ce qu'il me semble, encore une fois - ça a toujours
été chez eux une pensée de l'immédiateté.
Chez
Benjamin, que ce soit sous la forme du temps messianique ou du Kairos
ou de la dialectique à la Hegel, c'est la question de l'immédiat qui
est en jeu. Chez Deleuze, sous la forme d'une différence
antécédente à toute identité, à tout travail de la médiation,
c'est bien l'immédiat qui est en jeu. Lisez Différence et
répétition et vous trouverez l'immédiat à peu près partout;
c'est l'enjeu. Alors faire venir ces deux philosophes-là pour venir
parler, pour essayer d'argumenter et de construire des analyses qui
semblent vouloir être intermédiatiques ou intermédiales, avec comme
ça des philosophies de l'immédiateté, il y a quand même un côté
un peu étrange. Je reviendrai de toutes façons là-dessus, mais si
on veut essayer de - peut-être pas de résoudre, mais au moins de -
comprendre cette étrangeté, il faudrait à ce moment-là se dire que
l'intermédialité ne consisterait pas tant à traquer les jeux
incessants et innombrables des médiations qui nous constituent, mais
plus sourdement à repérer les moments d'immédiateté qui nous
emportent.
Cinquième
perplexité enfin. Qu'on parle de médium, de média ou
d'intermédialité n'est apparue que rarement, je trouve, une
réflexion sur la notion même de médialité au sens de
"moyen". Ça aussi j'en ai été un peu surpris. Si un
média est, banalement - définition triviale -, un moyen de
communication ou un moyen de transmission, peu importe ce qu'il y a
derrière le "de", ce qui m'intéresse c'est
"moyen", c'est pas ce qui est après. Il me semble que,
très radicalement, en pensant cela, ce qui est en jeu n'est pas
l'outil, l'instrumental, le dispositif, mais bien le moyen et, si vous
me permettez un minimum d'écart par rapport à ma règle (simplement
essayer de décrire ce qui s'était dit) et pour expliquer un petit
peu en quoi la notion de "moyen" me semble quand même
importante si l'on veut réfléchir sur l'intermédialité -, vous me
permettrez de faire référence très rapidement à cette distinction
classique que fait Aristote dans l'Éthique à Nicomaque entre
le prattein et le poiein .
Le
pratein c'est le fait d'agir en vue de sa propre fin, alors que
le poiein c'est agir en fonction d'une fin qui n'est pas soi,
donc de n'être qu'un moyen en vue d'une fin. Ce qui est en général
oublié, c'est qu'il y a un troisième verbe grec pour dire la même
chose qui est "agir" - en fait il y en a un quatrième, mais
je le laisse de côté parce qu'il ne m'arrange pas pour le moment -
mais, donc le troisième verbe, c'est arckein qui signifie
surtout, on le connaît surtout comme, "commander",
"ordonner", mais il signifie aussi "agir". Il a
cette valeur-là. Et Platon dans les Lois en fait la science du
roi. Pour Platon, celui qui se positionne à chaque geste dans l'arckè,
dans l'origine, c'est justement celui qui peut arckein, qui
peut agir, qui peut commander.
Si
je le retraduis dans mes termes, le roi, celui qui est dans l'
arckein, c'est celui qui donne à la médiation qu'il ordonne la
figure même de l'immédiateté. L'origine, c'est ça que ça veut
dire. Dans un texte que tous les latinistes connaissent, le De
lingua latina de Varron, il y a un développement tout à fait
intéressant, puisque les Latins récupèrent un petit peu certains
héritages grecs sur ce point et Varron va faire une différence entre
les trois termes, les trois verbes que le latin possède lui aussi
pour l'agir. Varron va distinguer le facere, agere, et le gerere.
Le poète fait un drame, facit, l'acteur agit le drame, agit
, mais l'empereur accomplit, prend sur lui, se charge en quelque
sorte du drame, gerit, le verbe gerere. Ce verbe gerere
ayant évidemment donné le nom en français de "geste".
Autrement
dit, Varron en fait continue et, pour essayer d'expliquer ce verbe gerere,
pourquoi il l'utilise ainsi, il utilise un autre verbe pour expliquer
cela. Il utilise sustinet. L'empereur, c'est celui qui
soutient. Celui qui supporte. Le geste, donc, celui du gerere,
le geste est ce qui s'ordonne ou peut-être aussi ce qui se donne
comme support. C'est un moyen, un geste. Mais un moyen qui n'est ni sa
propre fin, ni agit en vue d'une fin qui n'est pas la sienne. Si on
voulait le transcrire dans un autre lexique, un peu hardiment il
faudrait faire quelques médiations pour le valider, mais, dans une
technique très benjaminienne, on va coller l'un à l'autre et on va
dire que cette idée d'un geste qui est un moyen sans fin, on pourra
reconnaître exactement ce que Kant essaie de décrire sous la notion
de finalité sans fin lorsqu'il parle du jugement esthétique,
exemplaire du jugement réfléchissant, ou même ce que McLuhan entend
par "le médium c'est le message". Non, c'est le contraire:
"le message c'est le médium", je sais jamais dans quel sens
ça marche, mais c'est pas grave, parce que normalement ça devrait
pouvoir marcher partout. C'est ça qui est en jeu dans ces
éléments-là.
Agamben,
Giorgio Agamben a quelques très jolies pages sur le geste et ce à
quoi il en vient, c'est justement à dire que le geste est ce qui
consiste à exhiber une médialité, de rendre visible un moyen comme
tel. S'il en va de la sorte, l'intermédialité, plus encore qu'avec
les images ou les textes, serait à ce moment-là une réflexion sur
le geste, non pas sur les images ni les textes - éventuellement oui,
mais - beaucoup plus profondément, ça a affaire au geste. D'où,
pour rejoindre autrement certains propos de ce matin, si c'est une
réflexion sur le geste, on comprend très bien que ça doit
nécessairement être une réflexion sur la force et sur la
fragilité.
Alors
il est temps maintenant - pour juste conclure mon petit propos -, il
est temps de revenir sur le dilemme un petit peu que j'avais laissé
en suspens sur le problème de la lecture, donc. Lire
"médiation" et "immédiateté", est-ce que ce
n'est pas renouer avec l'hégémonie de l'écrit, me demandais-je. Je
laisse de côté toute la question de l'hégémonie qui elle aussi
serait à traiter - est-ce qu'un médium peut vraiment être
hégémonique et jusqu'où; à quoi ça se mesure exactement, etc.;
c'est aussi un type de questionnement - mais pour répondre plus
directement à la question: "Est-ce qu'on peut lire et ne pas
être pour autant pris, forcément, dans ce qui nous reste de
l'écrit? Est-ce qu'on peut lire une image? Lire un tableau? Lire une
musique?"
Je
crois qu'il faut commencer par rappeler que l'écrit est quelque chose
d'extraordinairement fragile. Je me le plais à rappeler précisément
si on vient de mettre de l'avant la notion d'hégémonie. Peut-être
qu'il y a une hégémonie de l'écrit, mais il faut bien reconnaître
que l'écrit est fragile par excellence. Platon, encore une fois,
avait très bien compris le problème. S'il est autant contre
l'écriture, c'est évidemment parce que ça contrevient à toute la
théorie des idées, au principe de l'anamnésis et donc au
principe de mémoire qui est impliqué par cela, mais aussi parce
qu'il a très bien reconnu - pensez au Phèdre - que l'écrit
avait ce problème d'être manipulable par absolument n'importe qui.
Si
personne ne vient en répondre et défendre ce qui a été dit, un
texte ne dit rien d'autre que ce qu'il dit. C'est très fragile, un
texte. C'est pour ça que toujours un minimum de prudences sont
requises quand on se met à lire des textes. Vous me direz: "Oui,
mais, Platon a vachement écrit. Il passait son temps à cela. Il nous
a laissé un paquet de dialogues; on ne sait plus quoi en faire, plus
toutes les gloses qu'il y a dessus, c'est fou !". Mais Platon
avait prévu le problème. Platon, et précisément parce que la
fragilité de l'écrit était telle, mais que son intérêt était
néanmoins suffisant pour qu'il écrive, Platon avait mis en place
l'Académie. Et l'Académie a très bien marché. L'Académie est un
lieu de contrôle de la lecture des textes platoniciens. Et ça a
duré mille ans. Ce qui est pas mal, quand même, pour une
institution. Si jamais l'intermédialité durait mille ans, je crois
qu'on pourrait s'avouer assez heureux d'avoir participé à ses
prémisses. On serait oubliés depuis bien longtemps, mais bon, c'est
pas grave...
Donc,
Platon voit très bien qu'il y a cette fragilité-là. En même temps,
il ne se méprend pas sur la force de ce médium. Parce que c'est vrai
qu'il a une force et un pouvoir, évidemment, qui découle de cette
force. Autrement dit, il faut, à chaque fois, jouer des deux. Et si
on accepte de penser la lecture justement comme cette reconnaissance
de la fragilité et l'épreuve de la force de résistance de l'écrit,
alors
[la
cassette change de côté]
plus uniquement
référence à la domination d'un médium que serait l'écrit.
Beaucoup plus fondamentalement, il se situe presque en deçà de
l'opposition historique ou épistémologique entre oral et écrit.
Lire se situe là où opacité et transparence, présence et
effacement, médiation et immédiateté trouvent justement leur geste
et leur drame.
Une
dernière remarque - presque une note de bas de page, si je peux
rester dans le registre de l'écrit, si vous me le permettez - donc,
note de bas de page, pour souligner simplement que le titre quand
même de ce colloque était La nouvelle sphère médiatique. Enfin,
il me semble. Des médias, on a parlé, oui. De la notion de
"sphère", pas vraiment - qui est quand même assez
problématique, soit dit en passant -. De la nouveauté, presque
encore moins. Au contraire, on a vu beaucoup de tenants de cette
intermédialité aller chercher dans l'histoire, au contraire, des
soubassements, des références, des implications, ce que je trouvais
personnellement très intéressant puisque mon penchant va plutôt
vers là, mais en même temps symptomatique peut-être de ce qui se
joue autour de cette notion d'intermédialité. Alors
"sphère", le terme est sans doute assez problématique, à
moins de le concevoir - si je peux ramener un auteur qui m'est cher -
à moins de le concevoir comme un centre partout et une circonférence
nulle part, à la manière de Pascal. Ou peut-être, parce que cette
synthèse achève le colloque, que, comme le disait Wlad Godzich,
probablement nos corps vont se mettre à réclamer quelque chose, se
mouvoir etc., ventres partout et conférences nulle part.
Éric Mechoulan
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